Une prise de conscience (fiction)

17/10/2015 19:49

Le couteau de boucherie a la main je restais planté là, sans bouger, incapable du moindre mouvement. 

Il y'a quelques minutes encore c'est d'un geste monotone et systématique que j'effectuais mon travail. Froidement et simplement je tranchais la chair, les veines, une vie. Je voyais le corps tressauter dans un élan de survie comme je regarderai des images derrière un écran de télévision. Je sentais la peur et le désespoir glisser sur moi sans m'atteindre. Chacun de mes gestes étaient coordonnés, préparés a l'avance et effectués dans la plus grande indifférence.

 

Mais je venais de commettre une erreur, une simple erreur qui venait de m'atteindre aussi violemment qu'un coup de poing. Je venais de croiser son regard, un regard emplie de frayeur et d'incompréhension. Un regard aussi perdue que le mien. La-bas, dans la file, cet animal bien conscient me fixait. De ses yeux humides et douloureux, qui n'avaient rien a voir avec ce que j'imaginais, il me transperçait. Incapable de continuer ma sordide besogne, les bras branlants je m'éveillais peu a peu.

 

Au bout de la file, il attendait son tour. Sans relâche sa face étonnée et suppliante me dévisageait, me demandant ce qu'il faisait la, dans quel horrible enfer était-il. Que cherchait-il dans mon regard ? Un peu de compréhension ? De l'empathie ? Une lueur de gentillesse ou une main tendue ? Je ne pouvais rien lui offrir de tout cela, hormis un regard aussi étonné que lui. Face a sa détresse je restais pétrifié, incapable de penser ou de coordonner le moindre mouvement.

 

La pause du midi venait de sonner, toutes les machines s'arrêtaient, chaque tuerie était interrompue l'espace de 30 longues minutes.

 

Mes collègues partaient manger de la chair morte emballées dans du plastique, le fruit de leur labeur, entouré de silence. Bouchée d'ignorance après bouchée d'ignorance avant de repartir travailler, tels des automates bien programmés.

 

Moi ? J'étais un automate cassé. Tandis que résonnaient les cris de terreurs habituels, Lui, il continuait de me fixer, sans bouger. Que pouvait-il faire a part attendre ? Attendre une mort violente et innommable, vers qui il est poussé sur les rails du désespoir d'une société aveugle.

 

Doucement une conscience douloureuse s'éveillait en moi, pas a pas elle remontait, me glaçant sur place. Mon mur d'indifférence se craquelait, s'émiettait lentement. Une question montait en moi, a laquelle je n'avais aucune réponse : qu'avaient-ils fait pour mériter cela ? Deux mondes nous séparaient. Étaient-ils seulement coupables d'être nés dans le mauvais ?

 

Je ne pouvais rien faire pour lui, quand la sonnerie retentirait, les machines matérielles et humaines se remettraient en marche. On ne pouvait arrêter la chaîne de la mort.

 

Je regardais cette si petite vie, victime de ses bourreaux depuis sa naissance et qui bientôt allait s'éteindre dans un dernier souffle de frayeur. Bientôt, bientôt tu seras libéré avais-je envie de crier, plus de peur, plus de souffrance.

 

Le face a face durait depuis un temps infini lorsque le bruit strident de l'alarme, se mêlant aux cris de peur, retentit.

 

Dans un sursaut je pris mes jambes a mon cou, fuyant l'enfer et l'horreur. Fuyant se regard qui allait me marquer a jamais. Et que je reverrais chaque nuit, et chaque fois que je fermerais les yeux.